LE CAS DIEU

Entrevue avec Roland Vrebos

Vrebos R.03.jpgD’emblée, le titre de votre ouvrage suscite la question d’un hypothétique état mental de Dieu. Est-ce l’analyste qui est amené à se pencher sur ce cas ?

Dès le titre, l’ambigüité est installée et sera le fil rouge de toute l’histoire, non pas de l’entité qui fait l’objet ou non de la foi des divers adeptes, mais bien d’un homme dont le patronyme n’est pas banal. De Dieu, on parle depuis longtemps. Cependant, de Dieu-le-petit, en l’occurrence, on parle trop et mal. Notre personnage, pour ne pas lui attribuer abusivement le titre noble de héros, en souffre et vient déposer sa plainte, après en avoir fatigué son entourage, chez un analyste lacanien.

Dieu est donc un homme, dans cette histoire.

LeCasDieu cover WEBCe ne peut être qu’un humain qui consulte un psychanalyste. Ma conception de la Transcendance, terme que le personnage lui-même définit à un certain moment de son évolution spirituelle, n’inclut pas la parole effective. Cependant, pour faire référence à Jean dans le Prologue à son Evangile, la Transcendance est intimement liée à la Parole, citée comme le Logos, condition de l’Intelligence, donc la Pensée. Tous ces concepts méritent la majuscule en tant qu’essence de l’Humain. Pour faire simple, Dieu ne parle pas mais est la condition de la parole.

Soit. Mais il y a quand même le Dieu éternel, celui qui a déjà fait couler tant d’encre.

 Et de sang ! Mais ceci n’est qu’une boutade car, dans ma conception, un principe divin, pure entité abstraite, ne tue pas. Ce sont les hommes qui se sont si souvent servis de ce prétexte pour agresser de fictifs ennemis. Et il n’y a pas que leur triste raisonnement qui est à la manœuvre. La pulsion de mort, d’après Sigmund Freud, agit dans l’ombre de leur inconscient. Si les humains, sujets de discours en tant que parlants, à cause de l’usage du langage symbolique qui porte, de structure, son ambigüité, définissaient le signifiant Dieu avant de s’en servir comme argument de ce qu’ils veulent démontrer et, souvent, imposer, ils éviteraient peut-être de s’entretuer ou, au minimum, de se blottir dans une communauté de conviction imprégnée de méfiance de l’autre.

Mais, vous-même, dans le titre, vous ne le définissez pas, au risque de la pétition de principe.

Vrebos R.06.jpgIl est souhaitable que le lecteur garde la curiosité d’aller découvrir ce que j’ai tenté d’en dire au moyen de cette fiction. M. Dieu, consultant avant d’entrer finalement en analyse, à longueur de plaintes, navigue sur l’océan des discours, évangiles en tant que paroles plus ou moins bonnes, divagations de toutes sortes, mises en actes dérisoires ou violents, et finit par se faire une idée de ce concept si difficile à cerner.

Pourtant, dans les religions…

Avant de parler de religion, il est indispensable de définir ce signifiant. Déjà Cicéron avait précisé qu’il convenait de privilégier la connotation de relecture. Jésus lui-même a prôné le retour à la lecture des Ecritures. Dans le judaïsme, on n’arrête pas d’étudier la Torah, les cinq premiers livres de la Bible, et de se faire, personnellement, sa conviction. Ce me semble, par cette pratique, une religion libre-exaministe. Dans leur conception, la croyance garde son sens premier de croissance de la spiritualité par appréhension de ce qui est donné par tradition et de ce qui est déduit par la pensée personnelle. Le drame, à mon sens en tant que tenant de la liberté de pensée, est que la croyance se réduit, la plupart du temps, à la foi qui implique la fusion de la pensée de l’individu dans celle d’un autre censé savoir mieux. De la sorte, ces croyants restent des enfants de parents fictifs supérieurs. Je vous rappelle que, dans mon enfance, le Petit Catéchisme catholique de l’époque définissait les membres du clergé comme supérieurs ecclésiastiques.

Et l’autre définition de la religion ?

 C’est la classique connotation de communauté. Il est logique que les adeptes d’une religion aient en commun un credo, sorte de convention d’adhésion. Mais cela implique-t-il un plus ou moins fort repli communautaire ? Même les partis politiques, sans plus se réclamer explicitement d’une mouvance religieuse, restent historiquement et, parfois, par leurs prises de positions et leurs votes, teintés de motivations plus ou moins à couleurs religieuses. D’autre part, l’aspect sociologique semble l’emporter par rapport au contenu strict du credo de référence. Je mets au défi des adeptes catholiques, pris au hasard, de réciter le credo, si possible en latin pour se rapprocher d’une source plus ancienne, et d’en expliquer les concepts. A ce petit jeu, il y a de quoi se poser des questions sur leur authentique appartenance. Un ancien collègue de religion répétait que la religion catholique était une religion d’adultes. Son étude implique donc une certaine maturité.

Comment en êtes-vous arrivé à vous pencher sur ce sujet ?

D’une part, par l’horreur de ce spectacle des déchirements humains qui ont jalonné les siècles. D’autre part, à partir de la perte de la foi, dans mon chef, au cours de mon adolescence. Un peu comme pour me réconcilier avec moi-même.

Mais alors, M. Dieu, c’est un peu Roland Vrebos ?

Forcément, quand un auteur fait parler un personnage, il y met beaucoup de lui-même. Cependant, le personnage principal n’est pas le seul à parler. Il est souvent excessif et l’analyste lui suggère de déplacer son point de vue pour adopter une perspective plus large et, donc, moins autocentrée. C’est un peu comme s’il était invité à passer de moi à on. Aucun être humain n’est Dieu dans la totalité de ce qu’il est possible de concevoir mais, comme être parlant, il lui arrive, au cours du discours, d’incarner la fonction paternelle symbolique. Dans ces situations, ceux qui l’entendent ont la position de fils. En outre, comme être parlant et participant à la pensée universelle, chaque humain a quelque chose de divin.

Ces fils, ou filles, je présume, sont-ils censés obéir ?

Vrebos R.07Le discours paternel symbolique porte dans son essence le destin d’être écouté, entendu et, éventuellement suivi dans son aspect kantien. Mais je vous rappelle que les Dix Commandement rapportés par Moïse et transmis jusqu’à nous, sont écrits au futur. Il y a comme un sous-entendu préalable, comme dans le célèbre poème de Rudyard Kipling, « si… » « alors tu seras un homme ». Autrement dit, si, comme fils, tu entends Le discours, alors tu seras un adepte. Et cela revient au même puisque ces commandements ne sont que de bonnes recommandations comme mode d’emploi d’une humanité bien comprise dans laquelle tout fils et fille est supposé devenir parent, donc père symbolique, à son tour.

Avec répétition d’un discours figé au cours des générations ?

 C’est l’idéal des conservateurs mais le progrès implique un troisième terme : l’Esprit qui, soit dit en passant, n’a rien de saint. Il est indispensable pour faire se bousculer les idées et en faire sortir de la nouveauté, de l’invention. On prend d’abord du savoir de l’Autre, puis on invente, si on peut. Chacun en fonction de sa force et de son désir d’autonomie de pensée et, parfois, d’action.

Vous avez une formation initiale scientifique. Comment êtes-vous passé de la science pure et dure à la psychanalyse ?

Tout être humain commence par naître au monde en devant, dans sa petite tête en croissance, se construire une représentation du monde. Il voit, il entend, il apprend. On lui dit beaucoup de choses mais ce n’est jamais assez. Je vous rappelle cet épisode de l’enfance où il pose des questions sans même attendre les réponses. En grandissant, il écoute les réponses et, pourtant, ces réponses ne font que susciter de nouvelles questions. La recherche est donc continue et infinie. Pour moi, vivre consiste à continuer de chercher. Et on commence par se chercher soi-même, d’où la psychanalyse. Mais on ne s’y plonge pas d’emblée. Dans mon cas, cela a commencé par la curiosité dans le domaine de la Nature. La chimie, la biologie et la physique sont des domaines du discours provisoire construit par des générations de chercheurs qui ont partagé ce qu’ils avaient découvert. Ce qui est encore couvert, caché, est encore, et restera longtemps, je suppose, caché, non pas par je ne sais quelle volonté perverse mais parce que c’est énorme à l’échelle de ce que peut en savoir un seul homme. Des humains curieux se partagent donc la tâche et la jouissance des trouvailles partielle et, je le répète, provisoires, dans un domaine de prédilection.

Est-ce pour partager que vous avez parcouru une carrière d’enseignant ?

Je n’aurai pas la prétention de déclarer, la main sur le cœur, que ma vocation était d’éduquer, du latin EX DUCERE, conduire hors, sous-entendu hors de l’ignorance ou, comme l’explicite bien le latin MAGISTER, qui a donné maître, celui qui « fait plus grands » les jeunes qui lui sont confiés. Cependant, il faut bien, quelque part dans le fond de la conscience et, probablement encore plus, enfoui dans l’inconscient, quelque chose qui motive l’enseignant. Quand un élève réussit, le professeur est heureux. C’est frustrant parce que certains élèves échouent. Je me suis alors demandé ce qui faisait la motivation à l’étude. Quitte à m’être trompé, je me suis dit que les facteurs affectifs l’emportaient sur ce qu’on disait de l’intelligence, celle du QI.

Dites-vous par là que l’enseignement peut mener à la psychanalyse ?

Bien sûr. Parmi mes camarades de formation, en plus des psychologues qui constituaient une majorité, se trouvaient plusieurs enseignants. L’échec, au cours du cursus scolaire est un drame tant pour l’individu que pour la société. Quel est le moteur de la motivation ? La question est vaste et renvoie au précepte socratique connais-toi toi-même. J’ai connu plusieurs cas d’élèves médiocres en secondaire qui, une fois passé ce pénible cap, réussissaient leurs études supérieures sans doubler aucune année. Quelle magie psychique a donc opéré dans leur chef ? Ce questionnement sort du domaine de l’enseignement pour se perdre dans la grande question de l’humain. Qu’est-ce qu’un humain, en général, et un individu, en particulier ? Vous voyez que ce nouveau questionnement sort du domaine des sciences dites pures et part du côté des sciences humaines.

Roland Vrebos serait-il un humaniste ?

Comme tout le monde, je fais ce que je peux avec ce que je suis, ou crois être. Oui, parce que je fais partie de la grande famille humaine, je suis solidaire de mes frères parlants. Je participe à la solidarité des êtres parlants, les sujets du monde entier. Et si d’hypothétiques ou, mieux, fictifs Martiens parlaient, qui dit que je n’éprouverais pas un sentiment de communauté avec ces nouveaux bavards-là ?

Bavards ? N’est-ce pas à-priori péjoratif ?

Non point. Il y a tellement de bavardages humains que je peux d’emblée en attribuer, par avance, aux Martiens.

Rassurez-moi : il n’y a pas de Martiens !

Astronomiquement, non, mais c’était une façon de parler. On est peut-être le Martien de l’autre.