Rencontre avec Francis Grembert
Elsie, Mairi et Dorothie, Les Dames de Pervyse raconte l’histoire de trois ambulancières pendant la Grande Guerre. La Première Guerre mondiale, et plus particulièrement le versant britannique, semble être un domaine que vous connaissez bien si j’en juge par les traductions que vous avez publiées ?
La littérature britannique de la Grande Guerre est un domaine que j’explore depuis plusieurs années, dans le but de le faire découvrir au public francophone, car peu de témoignages ont été traduits. C’est dans le cadre de ces recherches que je suis tombé sur l’histoire des « héroïnes de Pervyse » et que j’ai eu envie d’en rédiger le récit. C’est une histoire surprenante qui allie le romanesque aux réalités sanglantes de la guerre. Elle a pour cadre un front un peu oublié de la Grande Guerre, celui de l’Yser, très actif à l’automne 1914 mais qui par la suite sera relégué au second plan par Ypres, la Somme et l’Artois. En cette fin de commémoration du centenaire de la guerre, je trouvais essentiel qu’on évoque les infirmières et ambulancières britanniques qui sont venues par milliers soigner les blessés en France et en Belgique, une réalité historique souvent négligée. La plupart d’entre elles ont travaillé dans les grands hôpitaux de la côte, entre La Panne et Etaples. Ce n’est pas le cas d’Elsie, Mairi et Dorothie, qui ont transporté et soigné des blessés à proximité immédiate de la zone des combats.
Elles étaient plutôt du genre « baroudeuses », avec un caractère bien trempé ?
En effet, ces femmes ne manquaient pas de courage. Le groupe ambulancier dans lequel elles étaient intégrées, dirigé par le docteur Munro, jouissait d’une certaine indépendance et autorisait les initiatives individuelles. Dès l’automne 1914, elles ont eu l’idée d’un poste de soins qui serait installé à proximité des tranchées. On a essayé bien sûr de les en dissuader. Ce poste était par ailleurs illégal, les femmes n’étant pas admises dans la zone des combats. Mais elles ont su s’imposer et ont investi une cave dans le village en ruines de Pervyse à portée de canon. L’affaire était improbable. Elle a pourtant tenu plus de trois ans !
La région de la Flandre maritime dans laquelle se situe leur action sanitaire crée un climat particulier, de par les données géographiques et l’atmosphère qui s’en dégage.
Cette région de terres basses m’a toujours attiré. Le Plat Pays, les polders, le vent sur la plaine, toute cette imagerie puissante crée une sensation unique. Et l’histoire d’Elsie, Mairi et Dorothie en est imprégnée. D’autant plus qu’à l’époque, la région a été volontairement inondée. Pour stopper l’avance allemande, l’armée belge a décidé d’ouvrir les vannes à Nieuport en octobre 1914. Le village de Pervyse est au cœur de cette submersion. Il faut imaginer des ruines de maisons et tout autour une immense étendue d’eau. Cet environnement donne une sensation d’irréel. D’un point de vue militaire, l’inondation a sérieusement ralenti les combats. Le secteur de l’Yser est un des plus calmes du front. On y meurt cependant comme sur les autres fronts et les conditions de vie dans les tranchées sont tout aussi inhumaines.
Les ambulancières repartent régulièrement en Grande-Bretagne. Quand elles ont passé quelque temps dans leur poste de soins à Pervyse, elles peuvent repartir au pays pour se ressourcer. Peut-on dire qu’elles jouissent d’un certain privilège par rapport aux autres infirmières et ambulancières britanniques présentes en Belgique et en France ?
Si elles repartent régulièrement en Grande-Bretagne, ce n’est certes pas pour se reposer, loin de là, mais pour récolter les fonds nécessaires à la pérennisation de leur poste de soins. Si la Croix-Rouge alloue une certaine somme au docteur Munro, cet argent est loin de suffire. Il faut des ambulances, du carburant, de la nourriture pour les soldats, des couvertures, tout un tas de choses qui nécessite un apport financier régulier. Les ambulancières ont donc pour mission de solliciter la générosité de la population britannique en répondant à des interviews et en participant à des galas, ce genre de choses. C’est une nécessité. Ce faisant, leur ego s’en trouve flatté. Il ne leur déplaît pas de devenir des célébrités.
Et de côtoyer le gratin des autorités militaires ?
C’est le paradoxe de leur histoire. Elles peuvent passer la journée à soigner des plaies dans des conditions d’hygiène très réduites et le soir dîner avec des capitaines et des colonels autour d’une bouteille de champagne dans une villa de La Panne. Et pourquoi pas ? Le secteur de l’Yser favorise la présence de personnalités en tous genres, des hommes politiques britanniques, mais aussi des journalistes et des écrivains. Ils traversent régulièrement la Manche pour venir sur cette bande de terre belge restée libre. La Grande-Bretagne est officiellement entrée en guerre pour défendre l’honneur des petites nations. Même si la cause invoquée tient en partie lieu de propagande, l’attachement britannique à la Belgique reste très fort. La cave de Pervyse est un des symboles du lien entre les deux nations et il est dès lors logique que les ambulancières deviennent l’objet de toutes les attentions. Elles se prêtent au jeu des mondanités, mais ceci ne les a jamais empêchées de remplir leur mission.
L’une d’entre elles épousera un aristocrate belge ?
Elsie se marie en janvier 1916 avec le baron de T’Serclaes, un jeune aviateur. La cérémonie a lieu à La Panne avec parmi les convives le roi et la reine de Belgique, des généraux, des ambassadeurs. On est en plein romance de guerre avec tous les clichés que cela entraîne. Sauf que les choses ne se passeront pas tout à fait comme prévu. Elsie a caché à son mari qu’elle était divorcée et avait un enfant. Quand il l’apprendra, il coupera les ponts avec sa jeune épouse. Elsie continuera à user de son titre nobiliaire. En 1964, elle publiera d’ailleurs son autobiographie sous le nom de baronne de T’Serclaes.
C’est dans cette autobiographie qui vous avez puisé les informations pour écrire votre récit ?
En partie. Un autre livre, basé sur les journaux d’Elsie et de Mairi, est paru pendant la guerre. Les lettres de Dorothie ont également été éditées. D’autres membres de l’équipe ambulancières ont également laissé des mémoires. Une historienne britannique, Diane Atkinson, s’est penchée sur le parcours des ambulancières et a réalisé une étude très documentée. Les sources ne manquent donc pas. Mais elles se contredisent parfois. Selon qu’elle est racontée par tel ou tel protagoniste, l’histoire varie. Elsie, Mairi et Dorothie ont toutes trois reçu des distinctions, l’Ordre de Léopold, la Médaille Militaire britannique, entre autres, ce qui a donné lieu à des controverses qui ont laissé des traces. L’aventure du corps Munro est émaillée de luttes d’ego et de rivalités qui ne font pas toujours honneur aux ambulancières.
Votre conclusion est centrée sur Jean Cocteau. On associe peu cet auteur à la Grande Guerre et sa présence sur la côte belge n’est pas un fait très connu. En quoi la vision très onirique de la guerre qu’il propose dans son roman Thomas l’imposteur se rattache-t-elle à l’histoire des Dames de Pervyse ?
Il a rencontré Dorothie Feilding et s’est inspiré d’elle pour un des personnages de Thomas l’imposteur. Ce que nous dit Cocteau de la guerre dans son roman, tout comme dans ses poèmes de l’époque, va à l’encontre de la littérature de témoignage habituelle. Pas de description de combats, ni de camaraderie de tranchée, ni de discours pacifiste revendiqué. C’est une guerre absurde et décalée qu’il nous propose. L’histoire des Dames de Pervyse est également un curieux mélange de courage et de désinvolture, d’abnégation et de recherche de gloire. Les ambiguïtés y sont nombreuses. Ces jeunes femmes ont cependant su forger leur légende tout en restant fidèles à leurs principes humanitaires.