La Foi et la Cendre

Interview de Jules Boulard

Foi et la Cendre cover PRESS-page 1

Il semble que ce nouveau roman soit assez différent des précédents ouvrages que vous avez signés…

   Oui, d’une certaine façon, puisque nous quittons les terres wallonnes pour parcourir la France et nous aventurer dans le Midi. De même, nous quittons l’époque moderne pour explorer des temps lointains, en l’occurrence, le 13e siècle, et que cela donne l’occasion de découvrir quelques aspects des langages de l’époque. Néanmoins je reste fidèle à une option fondamentale : rendre hommage aux gens simples, c’est-à-dire évoquer la vie « au ras du peuple ». Notez également que ma démarche d’auteur m’entraîne dans des expériences d’écriture et littéraires chaque fois différentes.

Oui, nous y reviendrons, mais pouvez-vous nous donner quelques indications sur le sujet du roman – car c’est bien d’un roman qu’il s’agit, n’est-ce pas ?

   Assurément, c’est un roman dans la mesure où bon nombre des personnages sont imaginaires… et en côtoient d’autres bien réels. Mais c’est un roman historique parce que leurs destinées respectives sont liées à des faits, des événements authentiques en des lieux connus, dans une période précise dont l’histoire, mais aussi la légende et même le folklore se sont saisis.

Oui… Mais encore… le sujet ?

   Il s’agit du contexte dramatique et des préalables de ce que l’on a appelé par erreur « La croisade contre les Albigeois » mais qui, à l’époque, fut désignée par l’expression « L’Affaire de la Paix et de la Foi ». Je précise qu’il s’agit de l’expédition militaire lancée, au début du XIIIe siècle, par le pape de l’époque, Innocent III, contre les hérétiques dits « cathares », dont la religion « dissidente » se répandait de plus en plus largement dans le Midi.

C’est une histoire qui a déjà fait couler beaucoup d’encre et suscité pas mal de thèses et de romans. Ne craignez-vous pas de vous perdre dans cette abondance ?

   Ma démarche est fort différente de ce qui s’est fait jusqu’à présent. Oui, beaucoup d’ouvrages, et même d’excellents, ont été écrits sur ces événements, mais tous met-tent en perspective une vision très « occitane ». Je voudrais, dans ce livre, faire apparaître davantage les motivations et les circonstances qui ont poussé « ceux du nord » à se lancer dans ces expéditions ravageuses. Cette approche m’a donné l’occasion de découvrir de nombreux aspects de la société féodale de ce temps, de m’interroger et de me rendre compte que la vision scolaire qu’on en donne habituellement présente pas mal de la-cunes et même d’erreurs.

Les péripéties militaires, les bûchers, dans toute leur cruauté, sont bien con-nus, fallait-il encore revenir sur ces années terribles ?

   En effet, ce furent des années terribles et souvent d’une cruauté qu’on a peine à imaginer. Je me suis interrogé sur les causes de cette férocité. Je voulais savoir comment et pourquoi des humains en arrivaient à s’entretuer, à allumer des bûchers et y jeter d’autres personnes, femmes et enfants qui ne leur avaient causé aucun mal. Pour ne prendre qu’un exemple : la prise de Béziers s’est faite en un seul jour par la ruée de milliers de truands et de routiers qui précédaient l’armée proprement dite des chevaliers et de leurs hommes d’armes. Ces truands, pourquoi et comment étaient-ils là ? Il y avait bien entendu ceux que la progression des troupes entraînait au passage ; mais il faut aussi tenir compte de tous ceux dont le roi Philippe Auguste avait débarrassé Paris, en leur promettant l’amnistie s’ils partaient en croisade. Cette information m’a tout naturellement amené à parcourir les bas-fonds parisiens de ce temps, et la célèbre « Cour des Miracles ». C’était une populace sans foi ni loi, sans pitié, qui n’a pas hésité à tuer des milliers de personnes dans l’église Sainte-Madeleine et à mettre le feu à la cité. Et cette fureur-là, on peut sans doute l’expliquer en partie par la frustration de n’avoir pu piller Montpellier par où ils étaient passés auparavant…

Quelle est alors, dans ce type de démarche, la part de l’historien et celle du romancier ?

   Je réponds souvent aux amis historiens qui parfois me reprochent d’avoir pris quelques libertés, que s’ils ont, eux, comme charge, de nous faire connaître l’histoire, le romancier, lui, se donne pour mission de la faire aimer. Soit dit en passant, ce sont des ouvrages comme ceux de Hugo et d’autres écrivains romantiques qui ont remis ces études au goût du jour et entraîné le sauvetage et la restauration des monuments que nous pouvons encore admirer aujourd’hui.

   Or, à mon avis, une des meilleures façons d’atteindre cet objectif, c’est de réveiller, ranimer ce passé, en mettant en scène la vie même, le vécu, le quotidien, sous forme de récit, dans nos ouvrages. Un autre exemple. Les barons du nord sont partis vers le midi avec leurs « chevaliers »… Qu’est-ce que cela représente ? Nous ne connaissons guère de la chevalerie que ses aspects idéalisés de la société courtoise, par rapport aux « Dames » à qui s’adressait leur amour platonique. C’est une vision restrictive, peu réaliste, car ces chevaliers étaient pour la plupart de véritables rustres, brutaux à tous points de vue : il faut mettre en scène un tournoi sous tous ses aspects pour s’en rendre compte. Je le fais dans mon livre. Alors, pour répondre plus précisément à la question, je dirai que mes personnages imaginaires, romanesques, sont les liens qui permettent de passer d’un moment à un autre, d’une situation à une autre, en incarnant les différentes catégories sociales de ce temps, en les illustrant par l’exemple.

Vous mettez aussi en scène des étudiants… en plus des chevaliers.

   Oui, des « escholliers ». Là, nous touchons à l’analyse de l’ouvrage. Il y a plusieurs choses à dire à ce propos. Tout d’abord, il y a la réalité : nous sommes au départ de ce qui deviendra l’université de Paris, et aussi à l’époque des écoles collégiales, où enseignent des maîtres qui remettent en cause le dogmatisme de la scolastique. Ensuite cela me permet de faire agir et dialoguer des personnages autres que des rustauds, capables d’analyser, de se poser des questions, de discuter… Et ainsi de faire valoir des points de vue, des jugements sur « l’Affaire » proprement dite et ses commanditaires, et même de développer une réflexion sur les valeurs établies. C’est également le début de la célèbre faculté de médecine de Montpellier – où, soit dit en passant, Rabelais étudiera ! Là se retrouveront les plus doctes de l’époque, venus de tous les coins de la Méditerranée, avec leurs théories et méthodes particulières, parfois en conflit. Mais, chose bien utile pour un auteur, les étudiants ainsi que la masse des goliards, ces clercs défroqués, par définition intellectualisés, peuvent tenir des discours critiques sur les événements.

Cela vous a amené à entreprendre de nombreuses recherches et à réajuster votre opinion en bien des domaines. Y en a-t-il un qui vous ait particulièrement interpellé ?

   Oui, je travaille sur ce sujet depuis près de dix ans. J’ai beaucoup lu et, grâce à internet, j’ai eu accès à des informations autrefois réservées aux chercheurs universitaires. Beaucoup de choses sont à présent à la disposition de chacun. C’est prodigieux, exaltant, même enivrant car d’une trouvaille on rebondit vers une autre à ne se pouvoir arrêter. Des thèses sont publiées, des textes originaux… Ainsi, par exemple, on peut consulter de nombreux rapports de la terrible Inquisition. Il y a des découvertes qui m’ont particulièrement interpellé. Deux d’entre elles me viennent spontanément à la mémoire : l’insécurité générale qui régnait sur le pays à cette époque, pour des causes diverses qui tout en justifiant les châteaux forts et les murailles que l’on retrouvait partout ne manquent pas de pousser à s’interroger sur ce qu’on désigne comme « civilisation courtoise », en vérité très idéalisée, loin de la réalité. L’autre concerne la navigation fluviale et le commerce qu’elle drainait, avec tous les droits, privilèges et contraintes qui s’imposaient de Paris jusqu’aux Bouches du Rhône, j’ai beaucoup aimé les informations sur les flux commerciaux, les pratiques diverses et les types d’embarcations utilisées.

Quelque chose de particulièrement pittoresque ?

   Oui. Comme je l’ai signalé, la Cour des Miracles dans le Paris de Philippe-Auguste. C’est une époque de grands travaux, la grande enceinte, les portes, les ponts… J’ai découvert ce que signifiaient certaines expressions comme « Payer en monnaie de singe » … Et c’est aussi le grand chambardement avec le pavage des rues au moyen de larges dalles appelées « carreaux » … Les chutes, les plus petites, étant réservées aux rues mal famées, la rue Saint-Sauveur, et celle qu’on appellera la « rue des Petits Carreaux », refuges de truands. C’était la « Cour des Miracles » avec ses pratiques invraisemblables … Il y a eu aussi les maladreries, les grands tournois, la construction et l’utilisation des « abilements », ce sont les machines de siège…

Revenons à ce que vous avez dit au début vous parliez d’expériences d’écriture et littéraires chaque fois différentes. Qu’entendez-vous par là ?

   Je suis un auteur plus curieux d’expériences d’écriture diverses qu’à la recherche d’un style particulier, personnel. Même si beaucoup de lecteurs me reconnaissent dans un certain plaisir du beau langage, des descriptions, des évocations, chacun de mes livres explore un genre à partir d’une démarche différente. C’est le cas – pour ne prendre que deux ou trois exemples – dans un roman qui se développe en deux intrigues et techniques de récit parallèles, un autre dans lequel récit et introspection se complètent sous une formulation parfois poétique, j’ai beaucoup appris également et découvert une autre forme de créativité, en passant, dans la narration, du passé au présent. Pour cet ouvrage-ci, je suis les traces de plusieurs personnages entraînés vers la campagne militaire de « l’Affaire ». Venant de milieux différents, ils n’ont pas les mêmes repères, les mêmes projets… et pourtant ils convergent vers les mêmes drames. En outre, dès le départ de cette nouvelle aventure d’écriture, j’ai pris le parti d’un certain pittoresque linguistique car il me semblait inapproprié de raconter des faits du 13e siècle dans un langage classique ou actuel. J’ai donc cherché à retrouver un tour de phrase plus ancien, une langue colorée comme on imagine qu’elle l’était au moyen-âge. Qui plus est, parce qu’à l’époque, la différence entre les parlers d’oïl et d’oc était encore patente, je suis allé glaner dans ces deux parlers lointains un vocabulaire significatif, aujourd’hui oublié, que je me suis plu à glisser dans le récit et dans les dialogues. Tout en veillant à ce que le contexte en permette une compréhension aisée.

Alors, comment souhaitez-vous que les lecteurs abordent votre livre ?

   C’est un roman, certes, mais c’est d’abord un roman « historique » – la chose est précisée sur la couverture. Cela signifie qu’on peut y trouver des réponses à la curiosité éprouvée par certaines personnes lors de voyages dans le Midi, où l’on est très souvent confronté à l’évocation culturelle et folklorique de ces temps lointains, terriblement dramatiques. Le romancier a beau jeu d’imaginer des réponses à des situations, des faits, restés mystérieux. Mais c’est aussi l’occasion d’une réflexion sur des événements d’autant plus troublants qu’ils sont basés sur des attitudes que l’on connaît encore à l’heure actuelle comme les fanatismes, l’intolérance, le délire de puissance, la volonté d’hégémonie, la cruauté… Enfin, pour terminer sur une note plus gaie, c’est aussi un hommage à la langue française, dans sa jeunesse

 

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